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[Recension d'ouvrage]: Manuel DeLanda, 2010, “Deleuze: History and Science”

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« Deleuze: History and Science » est un recueil de sept articles du philosophe américano-mexicain Manuel Delanda, inédits ou remaniés à partir de publications de 2006 et 2009. Le livre est paru aux éditions Atropos qui sont reliées à l’université américano-suisse European Graduate School, où Manuel Delanda est titulaire depuis plusieurs années de la chaire « Gilles Deleuze » de sciences et philosophies contemporaines ; il enseigne également dans plusieurs universités américaines, notamment au département d’architecture de Columbia University.

Cet ouvrage se présente comme une synthèse d’un ensemble de travaux menés au cours des vingt dernières années par Manuel Delanda. « Deleuze, History and Science » constitue un bilan sur un édifice théorique déjà conséquent et offre une porte d’entrée vers un auteur encore méconnu en France. Celui-ci propose en effet de lier une approche historique, héritière de l’école des Annales, à une analyse des systèmes sociotechniques successifs. Il ne s’agit toutefois pas d’une approche par le haut, à travers l’étude d’une succession de systèmes techniques, comme l’a par exemple réalisé Bertrand Gilles (1978) ; Delanda résiste de même à tordre la bâton dans l’autre sens en se faisant le chantre d’une micro-histoire des rapports de l’homme à la technique, à la suite des travaux en sociologie influencés par de De Certeau. Pour évoluer entre le micro et le macro, Delanda préfère avancer par palier, en faisant appel à la « boite à outils » conceptuelle de Deleuze, qu’il fait voisiner avec les mathématiques et la physique.

Les deux premiers chapitres de l’ouvrage composent le cadre théorique (et présenté plus amplement dans son ouvrage de 2006, « A new philosophy of Society : assemblage theory and social complexity »). Delanda y présente la notion centrale d’agencement, dont il énonce les traits caractéristiques. La force d’un agencement provient de sa plasticité, étant défini par des relations d’extériorité : un agencement n’est pas réductible à la somme de ces parties et celles-ci peuvent servir à la création d’autres agencements sans changer de nature et sans endommager les agencements temporaires déjà constitués. Les agencements possèdent trois autres propriétés fondamentales: il sont contingents et constituent une entité individuelle, Delanda se rapprochant ici de l’individuation technique d’un Simondon (1958) ; il constituent des populations d’entités en interaction (au sens mathématiques du termes) et leur connexion à un niveau molaire est de l’ordre du résultat statistique, non du déterminisme ; chaque agencement constitue à la fois une ressource et une limite pour d’autres agencements, tel un clin d’œil à la sociologie de la structuration de Giddens (1984). Enfin la composition des agencements est modulé selon deux axes : un degré de déterritorialisation et de territorialisation, désignant le degré d’ouverture et des frontières de l’agencement, ainsi qu’un degré de codage/décodage désignant ces modalités et degrés de cohésion.

Cette emphase sur les propriétés émergentes des agencements permet à Delanda de les appliquer à une multiplicité de situation : les agencements se rencontrent ainsi dans une relation intensive et peuvent constituer d’autres agencements : à la suite de Braudel (1979), Delanda nous fait ainsi passer, par une description fine des agencements successifs entre hommes, objets et espace, de la place du marché à la formation d’un état central, en passant par la formation des villes (dans la lignée de ces travaux présenté dans « A thousand years of non-linear history », 1997). Il ne s’agit toutefois pas de mettre en avant une vision trop irénique de l’agencement (reproche souvent fait à la pensée de Bruno Latour, qui suit également les agencements) : le passage par Foucault et les dispositifs discursifs permet à Delanda de mettre en avant une politique du codage en jeu dans l’agencement. L’Etat vise en effet à remplacer les agencements par des strates en jouant à la fois sur les modalités de codage (l’appareil bureaucratique comme normalisation du fonctionnement de l’institution) et la territorialisation (la fermeture des frontières propre aux Etat-nations).

Fort de cet appareillage théorique, l’auteur présente trois exemples au cours des chapitres suivants. La langue, modalité traditionnelle de codage, peut être éclairée à la vue du concept d’agencement au sein d’une approche historique du continuum linguistique du Moyen-âge : la langue, et notamment les speech act, est une variable de territorialisation ; elle est également un paramètre de codage, révélé par les tentatives de contrôle du vernaculaire par l’institutionnel ; elle est enfin un agencement en elle-même, mis en avant par les multiples passerelles et recompositions intra et inter-langue. Avec le second exemple des agencements métalliques, Delanda renoue avec ses premières amours, à savoir une étude des machines de guerre (« War in the age of intelligent machines », 1991). Toujours à partir des axes territorialisation-déterritorialisation et codage-décodage, Delanda propose une genèse de la guerre à la vue de l’évolution des métaux. Pour le premier axe, Delanda met en avant la dynamique de sédentarisation des troupes armées par leur rattachement à des conflit d’État, mais qui s’accompagne également d’une nomadisation accrue par la segmentation en troupe avec mobilité accrue — en parti du fait de l’introduction d’outils de communication entre troupes et d’armes de guerre plus puissantes, menaçant des regroupements trop visibles. Au sein de ces glissements intra et inter-agencement, les agencements homme-métaux sont primordiaux, tel que montré par Deleuze avec l’agencement l’homme-chevalier-étrier (1996, p. 84) et également évoluent avec le temps, avec les transformations des machines de guerre. Le troisième exemple enfonce encore le clou en réglant son compte à toute approche métaphysique, en mettant en avant le passage obligé, par exemple dans l’analyse du Big Bang, par les singularités, concept également emprunté aux mathématiques que Deleuze avait déjà fait sien, entendu ici comme clinamen d’un agencement toujours à venir.

Les trois derniers chapitres font le lien avec le pan de recherche le plus récent de Manuel Delanda (« Intensive Science and Virtual Philosophy », 2002 ; « Philosophy, emergence and simulation », 2011), qui vise à proposer une épistémologie basée sur l’agencement. Delanda développe ainsi plusieurs cas d’étude à partir des mathématiques, de la physique et de la génétique, déterrant du même coup une influence des mathématiques sur l’œuvre de Deleuze souvent occultée. Après avoir montré l’application des concepts tels que singularités ou espace des phases pour penser les agencements, Delanda fait un lien avec la thermodynamique et propose les concepts d’espace extensifs  et intensifs, le premier désignant  les paramètres physiques divisibles, comme la longueur, la surface, le volume, alors que le deuxième désigne les paramètres difficilement qualifiable et non additionnable, par exemple lorsque l’eau et l’air se rencontre et leur température s’équilibre: la rencontre des deux types d’espace, qualifié de génétique par Deleuze, est une zone d’émergence : cette vision de l’espace appliquée à la géographie permet de dépasser une conception euclidienne pour y faire rentrer les multiplicités topologiques.

Les apports de Delanda pour le champ de la pensée contemporaine s’articulent autour de plusieurs points. Tout d’abord, il propose un nouveau champ d’applications pour la pensée deleuzienne. En effet, Delanda crée de nouveaux allers-retours entre sciences humaines et sociales et sciences exactes, en forgeant des concepts permettant d’expliquer les phénomènes d’émergence et d’auto-organisation dans une pluralité de situation, de la formation des villes à la soupe prébiotique. Est-ce à dire que Delanda propose une énième application de la théorie du chaos pour penser les sociétés? On se rappelle de la mode pas si lointaine des attracteurs étranges en philosophie ; de même Bricmont et Sokal ont accentué toute suspicion envers les concepts naviguant entre sciences. Or Delanda contourne l’obstacle en utilisant non seulement des concepts mathématiques pour expliquer le social, mais également en faisant le chemin inverse : il mobilise des concepts de sciences humaines pour jeter un éclairage nouveau sur la physique ou la biologie. De plus, par un parti-pris particulariste et matérialiste, il désamorce toute prétention totalisante de ses concepts, position déjà énoncée dans son premier article traduit en français : « agencements versus totalités » (Multitudes, vol. 39, 4/2009).

Attention toutefois : Delanda ne saurait être considéré comme un énième thuriféraire des « Deleuze studies ». A rebours de certaines interprétations par trop impressionnistes de la pensée deleuzienne, Delanda s’évertue à en faire une boite à outil concrète, révélant en Deleuze un hardcore matérialiste (non pas historique, mais dans l’intérêt premier pour les transformations de la matière). Delanda fait ainsi sienne la formule de Deleuze, consistant à faire un enfant dans le dos d’un auteur (Deleuze, 1990, p. 15): point de fidélité envers un Deleuze au formol, Delanda n’hésite pas à se départir de l’acception de certains termes deleuzien pour faire évoluer ses concepts; il souligne de même l’incompatibilité des multiples notions d’agencement par Deleuze, pour finir par forger sa propre définition.

Héritier du post-structuralisme à la française, tenant d’une entrée en matière par la complexité, lorgnant sans cesse sur les passerelles entre sciences, Delanda trouve un écho particulier et insoupçonné dans le champ intellectuel francophone. Il permet notamment de se positionner entre deux grands courants de pensée contemporain que l’on aurait tendance à opposer: d’un côté l’approche d’un Stiegler, se basant sur les support de mémoire pour mettre en place une approche épiphylogénétique ; d’un autre côté, une approche latourienne, consistant à suivre les monades et les traductions entre les actants, tels qu’illustré encore récemment dans son manifeste compositionniste. Pour le premier, Delanda permet de dépasser un accent uniquement mis sur les supports d’inscription dans la création de la mémoire pour prendre en compte la multiplicité des facteurs concourant à la création d’un phylum : Delanda revient vers Leroi-Gourhan pour intégrer l’hétérogénéité des rapports à la matière. Delanda rejoint également Latour par son dépassement de la frontière sujet-objet par l’analyse des modalités de rencontre et d’emboitement des hommes et des techniques; toutefois, il augmente cette méthode d’une géographie des processus de traductions, dont les fluctuations et recompositions sont illustrées par les axes de déterritorialisation- reterritorialisation et de codage-décodage des agencements.

Manuel Delanda appartient à cette catégorie d’auteur issu du continent américain, fils de la french theory, qui a rompu le cordon avec le panthéon continental pour faire dériver les concepts et y trouver des machines intellectuelles fécondes. A quand l’entrée dans le champ intellectuel francophone de cet auteur pourtant si loin, déjà si proche?

Manuel DeLanda, Deleuze: History and Science

168 pages, New York: Atropos, 2010, ISBN 978-0982706718

 Bibliographie :

Braudel, Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV-XVIIIème siècle, Le temps du monde, Paris : Armand Colin, 1979.

Deleuze, Gilles, Pourparlers, Paris : Minuit, 1990.

Deleuze, Gilles, Parnet, Claire, Dialogues, Paris: Flammarion, 1999

Delanda, Manuel, War in the Age of Intelligent Machines, New York : Zone Books, 1991.

Delanda, Manuel, A Thousand Years of Nonlinear History, New York : Zone Books ; Distributed by MIT Press, 1997.

Delanda, Manuel, Intensive Science and Virtual Philosophy, Londres ; New York : Continuum, 2002.

Delanda, Manuel, A New Philosophy of Society : assemblage theory and social complexity, Londres ; New York : Continuum, 2006.

Delanda, Manuel, « agencements versus totalités » Multitudes, vol. 39, n°4, 2009.

Delanda, Manuel, Philosophy, Emergence and Simulation, Londres ; New York : Continuum, 2011.

Giddens, Anthony, La constitution de la société. Éléments de la théorie de la structuration. Paris : PUF, 1984.

Leroi-Gourhan, André, Le geste et la parole, Paris : Albin Michel, 1964.

Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris : Aubier, 1958.

Stiegler Bernard, La technique et le temps, Paris : Galilée, 1998.


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